Chers étudiants, oubliez Erasmus à Barcelone. Vous n'y trouverez plus L'Auberge espagnole. La langue vivante que vous avez apprise à l'école - la langue espagnole, parlée dans la péninsule Ibérique et dans toute l'Amérique latine, soit 400 millions de locuteurs - est interdite dans les universités catalanes. Il vous faudra choisir un cours dispensé dans un anglais fade qui sonne comme un espéranto. Nulle part vous ne pourrez voir un film en espagnol au cinéma, et poser une question dans la rue dans la langue de Cervantes vous vaudra des regards courroucés. Et si vous utilisez cette expression «la langue de Cervantes», vous risquez gros. On vous accusera probablement d'hispaniser un auteur dont les Catalans identitaires clament qu'il était de leur peuple et qu'il a ensuite été volé par les Castillans. Affirmation délirante dont ils se sont persuadés, comme s'ils étaient gagnés par des hallucinations semblables à celles qui aveuglaient ce bon Don Quichotte.
On en est là. L'Espagne en est là. Elle fait face au mouvement le plus obtus du continent européen, qui en compte un certain nombre en ce moment. Les Catalans sont beaucoup plus sectaires encore que les Anglais brexiteurs qui, eux, ont gagné le référendum en respectant les règles, ou les Italiens de la Ligue - qui méprisent ceux du Sud du pays mais n'ont pas encore décrété la sécession.
Seule, la Catalogne n'est plus rien, ni culturellement ni économiquement, et c'est Valence et l'Aragon qui récupéreront les flux de marchandises. Unis à l'Espagne, les sept millions de Catalans conservent un rôle d'aiguillon et de territoire d'exception
À lire l'excellent essai intitulé Le Labyrinthe catalan, de Benoît Pellistrandi, historien, professeur de khâgne, déjà auteur d'une Histoire de l'Espagne. Des guerres napoléoniennes à nos jours (Éd. Perrin), et ex-directeur des études de la Casa de Velasquez, à Madrid, nous comprenons de l'intérieur une histoire espagnole que nous connaissions mal. Pellistrandi instruit le dossier à charge et à décharge, même si les dernières pages de son livre ne laissent pas de doute: l'indépendantisme catalan a tenté un coup de bluff dangereux pour l'Espagne comme pour lui-même. Seule, la Catalogne n'est plus rien, ni culturellement ni économiquement, et c'est Valence et l'Aragon qui récupéreront les flux de marchandises. Unis à l'Espagne, les sept millions de Catalans conservent un rôle d'aiguillon et de territoire d'exception.
L'auteur ne retire d'ailleurs pas au catalanisme ses lettres de noblesse. Il y a bien un particularisme catalan qui se signale par cette langue curieuse, à mi-chemin du français et de l'espagnol, et par un dynamisme industriel et culturel qui lui vient de sa position d'ouverture sur la Méditerranée, quand Madrid est isolé sur son haut plateau austère et rocailleux. Mais de là à transformer une singularité remarquable en projet national, il y avait un pas de géant. «La Catalogne n'est pas montée dans le train des nationalismes du XIXe siècle et elle le fait aujourd'hui à contretemps», résume Pellistrandi.
On a de quoi être plus que surpris de ce contretemps, alors que tout avait bien recommencé après l'instauration en 1978 de la jeune démocratie espagnole. En 1992, les Jeux olympiques de Barcelone célébraient l'unanimisme du pays autour du succès de la Catalogne. Ce moment consacrait «une nouvelle culture politique» issue des oppositions au franquisme, dont Pellistrandi décrit la maturation lente pendant les trente-sept ans du régime du Caudillo. Elles eurent le temps de tirer les leçons des échecs de la Deuxième République (1931-1936). La nouvelle démocratie espagnole serait décentralisée ou ne serait pas. Et, de fait, jamais une Constitution en Espagne n'avait cédé autant aux régions. Le nouveau compromis institutionnel fut de facto fédéral, accordant non seulement la maîtrise des impôts sur le revenu, mais aussi la main sur le droit successoral ou l'éducation.
«La déformation de l'histoire a atteint en Catalogne des proportions qui doivent alerter n'importe quel démocrate»
Face aux pressions basques et catalanes, les Constituants n'avaient guère le choix. Mais en lâchant la langue et la culture, ils ont ouvert une brèche dans un édifice à peine consolidé. «L'Espagne démocratique de 1978 a abandonné aux communautés autonomes, par l'éducation, le soin de dire l'Espagne. Aussi celle-ci est-elle devenue une périphrase: on disait “ce pays”, puis elle est devenue “la nation des nations”», écrit l'auteur, qui constate que «le récit national espagnol s'est finalement évaporé». En trois décennies, les Catalans ont endoctriné des générations d'élèves. «La déformation de l'histoire a atteint en Catalogne des proportions qui doivent alerter n'importe quel démocrate.»
Peu à peu, l'État espagnol a donc été présenté comme une puissance étrangère. On l'a accusé d'être le sinistre avatar du franquisme, et on n'a pas caché la répulsion qu'inspiraient les migrants de l'intérieur, soit plus d'un million de travailleurs andalous. En 2012, l'actuel président de la région s'est autorisé quelques propos hispanophobes qui méritent ici un extrait: «Les Espagnols sont serpents, vipères, hyènes. Des bêtes à la forme humaine, cependant, qui savourent une haine brillante. Une haine indignée, nauséeuse, comme un dentier moisi, contre tout ce qui représente la langue catalane» (citation tirée d'un article publié en catalan le 19 décembre 2012 dans le journal El Mon, et traduite sur le blog de l'universitaire Barbara Loyer).
Les scandales de corruption récents ont détruit le mythe d'un climat moral supérieur au reste de l'Espagne. Ils révèlent bien au contraire que la diffusion du catalanisme a reposé sur la corruption et le clientélisme.
Quand un politicien catalan profère l'invective, il laisse après lui un silence coupable, comme si l'accusateur avait tous les droits pour lui. Pourtant, les scandales de corruption récents ont détruit le mythe d'un climat moral supérieur au reste de l'Espagne. Ils révèlent bien au contraire que la diffusion du catalanisme a reposé sur la corruption et le clientélisme.
Ce précipité de haine était pourtant évitable. Les hasard des calendriers électoraux ont joué. Benoît Pellistrandi démêle l'écheveau, et comment les deux grands partis espagnols ont presque toujours eu besoin de l'appoint des députés catalans pour dégager des majorités. En positions de chantage, ces derniers se sont livrés à une compétition mortifère qui a donné lieu à cette surenchère nationaliste.
Pourtant, malgré cette longue entreprise de catalanisation, les indépendantistes n'ont pas réussi à rassembler plus de 47 % des suffrages dans un scrutin illégal et douteux. Le procès qui se déroule en ce moment à Madrid dévoile l'échec de cette aventure anticonstitutionnelle. Cet échec n'a pourtant rien réglé, comme l'admet l'auteur. La rancœur est toujours aussi vive dans la base fanatisée des militants indépendantistes, et en face, Vox, un nouveau parti de droite dure, a émergé, qui capitalise sur le ras-le-bol face à la crise catalane.
On ne s'étonnera pas que cette effervescence régionaliste soit regardée de près par les indépendantistes corses, qui savent désormais qu'un patient travail «gramscien» sur les générations à venir peut produire le résultat souhaité. Ou du moins créer les conditions d'un face-à-face mortifère.
http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2019/02/20/31002-20190220ARTFIG00238-pourquoi-la-catalogne-est-devenue-folle.php
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